photo Arnaud Deschutter |
H.
se releva difficilement et retomba immédiatement. Elle préféra s’asseoir et
regarda autour d’elle. Sa vision était brouillée et elle mit un temps à
s’accommoder à l’obscurité. Elle était adossée à un mur, ses jambes allongées
devant elle. Et le monde tanguait méchamment. Son premier réflexe fut de
regarder l’heure. H. portait une montre gousset à remontoir de l’ancien temps,
elle la chercha dans sa poche et ne la trouva pas. Péniblement elle tira sur la
chaîne qui la reliait à sa ceinture et la sentit poisseuse. Elle la jeta avec
dégoût. Elle se reprit, porta la main à sa bouche et lécha ses doigts : du
sang. C'est alors qu'elle réalisa que son pantalon était trempé, tout comme ses
chaussures et son dos. Comme si elle s’était baignée dans une mare de sang ;
Elle
s'appuya sur le mur, pour se relever, en vain. Sa tête cognait, mais elle n'avait
pas le temps d'écouter sa douleur. Il lui fallait avancer, comprendre ce qui se
passait et tout ceci dans l'obscurité la plus totale. Pourquoi cette mare de
sang, pourquoi ce silence, pourquoi ce froid, pourquoi cette nuit. Et l’univers
qui faisait le grand huit.
Elle
étendit ses bras et passa la paume de sa main contre le mur. Du métal, des
aspérités et de nouveau ses plaies qui s’ouvrent. Soudain, une aspiration
l’emporta loin ; elle sentit plus qu’elle ne la vit la terre venir à elle. Vite, beaucoup trop vite. Elle ne s’entendit
pas hurler. Et personne n’était plus là pour l’entendre .Son crâne éclata et H.
sentit le goût du métal dans sa bouche. Et d’un seul coup sous ses paumes la
poussière fine des cendres. Elle était à plat ventre, échouée sur les rails. Le bruit des pâles d’un
hélicoptère lui fit ouvrir les yeux. Elle tourna la tête et réalisa, comateuse,
qu’elle venait d’être jetée d’une carlingue en métal genre container du siècle
dernier et que si le peu de perceptions qu’elle avait encore était juste, elle venait d’échouer dans une
gare désaffectée. Un bel endroit dans lequel des gens avaient dû vivre, rire,
courir, patienter dans le froid, compter les rails, faire un vœu en entendant
le passage à niveau, (« si j’arrive de l’autre côté avant que la barrière
ne ferme, c’est promis j’arrête les bêtises ») un endroit vivant. Avant.
Comme tant de choses avant comme tant d’endroits dans lesquels désormais une
foule uniforme vieille et grise attendait la mort.
Bref,
il n’y avait aucune raison de se réjouir car s’il elle avait survécu jusqu’ici
elle ne donnait pas cher de sa vie pour les 24h à venir. H.ne s’était jamais définie
comme particulièrement courageuse et là, la tête dans la boue, les vêtements
couverts de sang, grelottant de froid dans ce monde cadavérique elle se sentait
particulièrement seule.
Au
prix de cris de douleurs qu’elle réprima, elle se mit debout et en boitillant
décida de se mettre à l’abri dans un des containers qu’elle distinguait sur sa
gauche. Elle avait entendu parler d’un endroit où la priorité était à gauche et
naïvement elle se disait que peut être plus elle allait sur sa gauche, plus
elle rencontrerait ce monde. En attendant, elle se contentait de se déplacer en
attendant un miracle qui la sorte de cet endroit. Le clair-obscur l’empêchait
de progresser à son aise. De temps en temps son pied heurtait quelque chose de
dur, ou au contraire mou et spongieux ; H. savait ce qu'il en était :
des cadavres, que des cadavres....
Elle
arrive au premier container exsangue. En passant sa main prudemment sur la
surface elle détecte des inscriptions en relief. Le sourit en grimaçant. Elle
ne se souvient pas encore de tout ce que ses tortionnaires lui ont infligé mais
son corps se charge bien de le lui rappeler. De ses doigts privés d’ongles elle
trace fébrilement les contours des idéogrammes. Plusieurs fois. Comme par
magie, une porte se dessine dans le métal et s’ouvre. Elle entre prudemment,
ses pieds meurtris heurtent du verre, des bouts de chaises ou de tables
renversées .Elle se contient pour
ne pas hurler quand elle reconnait le bruit des os des mains qui craque sous
ses pas. H. s’assied, à l’abri un moment. Elle sait que la gare est devenue un immense ossuaire.
Ce
n’est qu’une épreuve de plus. Elle sait aussi qu’ils l’observent.
C’est
un jeu. Le jeu de la survie. Et H. se débrouille bien à ce jeu-là. Enfin, jusqu’à
maintenant.
Elle
décide donc qu’elle sera plus forte.
Elle
sort .Autour d’elle tout n'est plus que silence et nuit. La mort a frappé, à
grande échelle en plus. H. sait qu’il existe une sortie, là-bas au loin. Elle
compte à mi-voix 3 containers, 1 espace à découvert, 3 containers, 1 autre
espace à découvert. [3-1-3-1] C’est un immense espace de jeu. Rien d’autre.
Et
une comptine lui revient en tête, surgit de son enfance, morte elle aussi :
« 3 pas en avant, 3 pas en arrière …. »
C'est
fou ce qu'une centaine de morts peuvent vous apporter comme moyen de survies ;
H. traverse les voies, qu’elle souhaite déminées pour atteindre les espaces clôturés
de barrière devant elle. La lampe torche qu’elle a dénichée dans le container
lui permet de repérer, sous les cendres, des vêtements propres, des cartes de
traverses valides et non nominatives, quelques armes, de la nourriture. Évidemment les gardiens ont laissé ça en évidence. Histoire de nourrir l’espoir.
« 3 pas en avant, 3 pas en arrière…. ».
H. récupère ce qu’elle peut, sur les cadavres et sous les cendres. Il faut nuit,
encore mais d’un seul coup le ciel s’éclaire.
H.
est prise au piège. Elle repère les miradors et les barbelés, invisibles jusque-là. Le scénario
est parfaitement huilé. Elle sait maintenant ce qu’il arrive à ceux et celles
qui résistent.
Elle
se plante donc crânement au début des rails, elle ne sait pas d’où va venir l’attaque.
Elle regarde autour d’elle. Partout des hommes et des femmes hagard-e-s, ils/elles
sont parqué-es dans des espaces ouverts aux clôtures électriques invisibles. Les
espaces sont rectangulaires et délimitées par des piques recouverts de fils de
couleur. Ces hommes, ces femmes sont des condamné-e-s : sont les
repriseur-se-s de couche d’ozone. Elle le sait maintenant. Elle n’a plus le
choix. Elle deviendra l’un-e des leurs si elle survit. Si elle échoue elle
mourra.
Elle
les regarde. Chaque cheffe de bloc commence à taper sur les barreaux des
échelles qui bordent le camp.
Le
bruit est assourdissant ,H. ferme les yeux, prend son élan et court. « 3
pas en avant, 3 pas en arrière » c’est portée par ce bruit, par la clameur
de cette foule qu’elle franchira chaque rail. Il est interdit de toucher les
bords et elle le sait. Elle n’a pas le droit de s’arrêter sinon les soldat-e-s
tireront, alors elle court, vers une sortie, vers son imaginaire, vers un
endroit qui n’existe que dans sa tête.
Et
d’un seul coup elle se rappelle les paroles de l’oracle, 5 ans plus tôt : « et
du ciel vinrent le vent la poussière les cendres et la nuit. Le monde devint dur comme l’onyx, les hommes
des ombres, leur peau du velours noir, leurs mots des crachats, leurs pensées
emmurées leurs désirs engloutis. La terre gronda, les continents se
rapprochèrent, les forts exterminèrent les faibles, les lâches pillèrent les
villes et continuent leur errance dans les déserts de cendres. Quant aux
survivants, Le monde qu’ils avaient connu ne serait plus. Ils se réveilleraient
dans la nuit et désormais cette noirceur serait leur quotidien. Ils ramperaient
plus qu’ils ne marcheraient, ne pourraient plus s’enfuir, engourdies seraient
leurs pensées. Ainsi l’avait prédit l’oracle et cette nuit-là, tous réalisèrent
qu’ils auraient préféré la fin du monde que la vie dans ce monde-là. »
Pendant
ce temps, sur la place de la rue Broquet, les habitant-e-s retiennent leur
souffle. Alia leur a ouvert une fenêtre vers leur autre monde. Leurs joues
inondées de larmes, tou-te-s regardent ce qu’est devenu leur monde et savent
que la rue Broquet ne sera plus jamais la même après avoir vu cela.
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