vendredi 24 octobre 2014

H. comme un grain de cendres - la rue Broquet 4


photo Arnaud Deschutter 
H. se releva difficilement et retomba immédiatement. Elle préféra s’asseoir et regarda autour d’elle. Sa vision était brouillée et elle mit un temps à s’accommoder à l’obscurité. Elle était adossée à un mur, ses jambes allongées devant elle. Et le monde tanguait méchamment. Son premier réflexe fut de regarder l’heure. H. portait une montre gousset à remontoir de l’ancien temps, elle la chercha dans sa poche et ne la trouva pas. Péniblement elle tira sur la chaîne qui la reliait à sa ceinture et la sentit poisseuse. Elle la jeta avec dégoût. Elle se reprit, porta la main à sa bouche et lécha ses doigts : du sang. C'est alors qu'elle réalisa que son pantalon était trempé, tout comme ses chaussures et son dos. Comme si elle s’était baignée dans une mare de sang ;
Elle s'appuya sur le mur, pour se relever, en vain. Sa tête cognait, mais elle n'avait pas le temps d'écouter sa douleur. Il lui fallait avancer, comprendre ce qui se passait et tout ceci dans l'obscurité la plus totale. Pourquoi cette mare de sang, pourquoi ce silence, pourquoi ce froid, pourquoi cette nuit. Et l’univers qui faisait le grand huit.
Elle étendit ses bras et passa la paume de sa main contre le mur. Du métal, des aspérités et de nouveau ses plaies qui s’ouvrent. Soudain, une aspiration l’emporta loin ; elle sentit plus qu’elle ne la vit la terre venir à elle.  Vite, beaucoup trop vite. Elle ne s’entendit pas hurler. Et personne n’était plus là pour l’entendre .Son crâne éclata et H. sentit le goût du métal dans sa bouche. Et d’un seul coup sous ses paumes la poussière fine des cendres. Elle était à plat ventre,  échouée sur les rails. Le bruit des pâles d’un hélicoptère lui fit ouvrir les yeux. Elle tourna la tête et réalisa, comateuse, qu’elle venait d’être jetée d’une carlingue en métal genre container du siècle dernier et que si le peu de perceptions qu’elle avait encore  était juste, elle venait d’échouer dans une gare désaffectée. Un bel endroit dans lequel des gens avaient dû vivre, rire, courir, patienter dans le froid, compter les rails, faire un vœu en entendant le passage à niveau, («  si j’arrive de l’autre côté avant que la barrière ne ferme, c’est promis j’arrête les bêtises ») un endroit vivant. Avant. Comme tant de choses avant comme tant d’endroits dans lesquels désormais une foule uniforme vieille et grise attendait la mort.
Bref, il n’y avait aucune raison de se réjouir car s’il elle avait survécu jusqu’ici elle ne donnait pas cher de sa vie pour les 24h à venir. H.ne s’était jamais définie comme particulièrement courageuse et là, la tête dans la boue, les vêtements couverts de sang, grelottant de froid dans ce monde cadavérique elle se sentait particulièrement seule.
Au prix de cris de douleurs qu’elle réprima, elle se mit debout et en boitillant décida de se mettre à l’abri dans un des containers qu’elle distinguait sur sa gauche. Elle avait entendu parler d’un endroit où la priorité était à gauche et naïvement elle se disait que peut être plus elle allait sur sa gauche, plus elle rencontrerait ce monde. En attendant, elle se contentait de se déplacer en attendant un miracle qui la sorte de cet endroit. Le clair-obscur l’empêchait de progresser à son aise. De temps en temps son pied heurtait quelque chose de dur, ou au contraire mou et spongieux ; H. savait ce qu'il en était : des cadavres, que des cadavres....
Elle arrive au premier container exsangue. En passant sa main prudemment sur la surface elle détecte des inscriptions en relief. Le sourit en grimaçant. Elle ne se souvient pas encore de tout ce que ses tortionnaires lui ont infligé mais son corps se charge bien de le lui rappeler. De ses doigts privés d’ongles elle trace fébrilement les contours des idéogrammes. Plusieurs fois. Comme par magie, une porte se dessine dans le métal et s’ouvre. Elle entre prudemment, ses pieds meurtris heurtent du verre, des bouts de chaises ou de tables renversées .Elle se contient  pour ne pas hurler quand elle reconnait le bruit des os des mains qui craque sous ses pas. H. s’assied, à l’abri un moment. Elle sait que  la gare est devenue un immense ossuaire.

Ce n’est qu’une épreuve de plus. Elle sait aussi qu’ils l’observent.
C’est un jeu. Le jeu de la survie. Et H. se débrouille bien à ce jeu-là. Enfin, jusqu’à maintenant.
Elle décide donc qu’elle sera plus forte.
Elle sort .Autour d’elle tout n'est plus que silence et nuit. La mort a frappé, à grande échelle en plus. H. sait qu’il existe une sortie, là-bas au loin. Elle compte à mi-voix 3 containers, 1 espace à découvert, 3 containers, 1 autre espace à découvert. [3-1-3-1] C’est un immense espace de jeu. Rien d’autre.
Et une comptine lui revient en tête, surgit de son enfance, morte elle aussi : « 3 pas en avant, 3 pas en arrière …. »
C'est fou ce qu'une centaine de morts peuvent vous apporter comme moyen de survies ; H. traverse les voies, qu’elle souhaite déminées pour atteindre les espaces clôturés de barrière devant elle. La lampe torche qu’elle a dénichée dans le container lui permet de repérer, sous les cendres, des vêtements propres, des cartes de traverses valides et non nominatives, quelques armes, de la nourriture. Évidemment les gardiens ont laissé ça en évidence. Histoire de nourrir l’espoir. « 3 pas en avant, 3 pas en arrière…. ».
H. récupère ce qu’elle peut, sur les cadavres et sous les cendres. Il faut nuit, encore mais d’un seul coup le ciel s’éclaire.
H. est prise au piège. Elle repère les miradors et  les barbelés, invisibles jusque-là. Le scénario est parfaitement huilé. Elle sait maintenant ce qu’il arrive à ceux et celles qui résistent.
Elle se plante donc crânement au début des rails, elle ne sait pas d’où va venir l’attaque. Elle regarde autour d’elle. Partout des hommes et des femmes hagard-e-s, ils/elles sont parqué-es dans des espaces ouverts aux clôtures électriques invisibles. Les espaces sont rectangulaires et délimitées par des piques recouverts de fils de couleur. Ces hommes, ces femmes sont des condamné-e-s : sont les repriseur-se-s de couche d’ozone. Elle le sait maintenant. Elle n’a plus le choix. Elle deviendra l’un-e des leurs si elle survit. Si elle échoue elle mourra.
Elle les regarde. Chaque cheffe de bloc commence à taper sur les barreaux des échelles qui bordent le camp.
Le bruit est assourdissant ,H. ferme les yeux, prend son élan et court. « 3 pas en avant, 3 pas en arrière » c’est portée par ce bruit, par la clameur de cette foule qu’elle franchira chaque rail. Il est interdit de toucher les bords et elle le sait. Elle n’a pas le droit de s’arrêter sinon les soldat-e-s tireront, alors elle court, vers une sortie, vers son imaginaire, vers un endroit qui n’existe que dans sa tête.
Et d’un seul coup elle se rappelle les paroles de l’oracle, 5 ans plus tôt : « et du ciel vinrent le vent la poussière les cendres et la nuit.  Le monde devint dur comme l’onyx, les hommes des ombres, leur peau du velours noir, leurs mots des crachats, leurs pensées emmurées leurs désirs engloutis. La terre gronda, les continents se rapprochèrent, les forts exterminèrent les faibles, les lâches pillèrent les villes et continuent leur errance dans les déserts de cendres. Quant aux survivants, Le monde qu’ils avaient connu ne serait plus. Ils se réveilleraient dans la nuit et désormais cette noirceur serait leur quotidien. Ils ramperaient plus qu’ils ne marcheraient, ne pourraient plus s’enfuir, engourdies seraient leurs pensées. Ainsi l’avait prédit l’oracle et cette nuit-là, tous réalisèrent qu’ils auraient préféré la fin du monde que la vie dans ce monde-là. »
Pendant ce temps, sur la place de la rue Broquet, les habitant-e-s retiennent leur souffle. Alia leur a ouvert une fenêtre vers leur autre monde. Leurs joues inondées de larmes, tou-te-s regardent ce qu’est devenu leur monde et savent que la rue Broquet ne sera plus jamais la même après avoir vu cela.



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