Aristide serre Octave dans ses bras, essuie avec douceur les
traces de meringue restées sur la joue d'Alia et leur souhaite une belle nuit.
Il est 3H00 du matin, un 23 décembre et Aristide doit aller travailler. Il
regarde une dernière fois cette belle assemblée .
Il leur sourit avec bienveillance. Ils ont tous des étoiles dans les yeux ce soir.
Octave, sans un mot, raccompagne son ami à la grille. Aristide a l'air
ailleurs, loin. Cela lui arrive parfois. Octave est un garçon discret. Il ne
questionne pas, il écoute. Il voit bien qu'Aristide est préoccupé mais il ne
demande rien.
Il tourne la clef dans la serrure, ouvre la porte dans un grincement.
Les deux amis se regardent. Aristide hésite :
–
Ta serrure, l'ami, on la crochète en deux
secondes, faudrait voir à la changer surtout si la dame reste.
–
Tu t'y connais bien en serrures pour un
pâtissier, Aristide.... répond l'autre amusé
Aristide soupire, regarde ses bouts de chaussures ;
–
Salut l'ami, à bientôt.
La porte de referme derrière lui.
Il marche, d'un pas traînant, le cœur lourd tant il aimerait
parfois se confier au jeune Octave. Il regagne son fournil.
Les habitants de la rue Broquet ont toujours connu le
fournil. Mais peu savent les secrets qu'il abrite. Les témoins du passé ont
déménagé, sont morts, et dans le quartier, nul de trahira Monsieur Aristide.
Pas par peur, non, mais par respect.
Aristide soulève la grille qui protège l'entrée de son
univers. Il n'a pas de boutique.
Au rez de chaussée, on entre dans une salle circulaire dans
laquelle sont installées des chaises toutes différentes. On l'appelle la
« salle des pains perdus »
C'est là qu'on attend
les livraisons. C'est comme une religion d'aller chez Monsieur Aristide, les
meilleures fougasses de toute la ville, ça se mérite !! La pièce est
éclairée par des puits de lumières creusée dans le toit. Aux murs, des niches
qui abritent des tasses, du thé, des journaux, des livres. Chacun se sert. On
vient là pour se désaltérer, se réchauffer, se nourrir le corps, l'esprit et le
cœur.
Passée cette pièce un escalier mène aux appartements
d'Aristide en haut et au fournil en bas. Tout en pierre. Le domaine privé est
constitué de 4 pièces à l'étage (une chambre, un bureau, une cuisine, une pièce
à vivre), au dernier étage un grenier où Aristide a surélevé ses souvenirs. Il
les garde tout en haut, pour qu'ils ne retombent pas dans l'oubli.
Quand Aristide se lève, au milieu de la nuit, il hésite
toujours entre monter soulever le passé
et descendre nourrir le présent.
Dans son fournil, il a installé des haut s - parleurs de
bonne qualité qui diffusent de l'opéra italien à longueur de temps. Les
habitué-e-s connaissent l'humeur du chef de ces lieux en fonction de ce qui
passe dans leurs oreilles : La Callas, le patron est mélancolique,
Pavarotti le patron est gai....
Il y eu de mémorables prises de bec dans l'antre d'Aristide
concernant les meilleurs prestations. Dans ces cas-là, les dates fusent :
–
58 dit l’un,
–
n'importe
quoi, 62, rétorque l'autre,
–
et vas donc, si t'as pas nettoyé les
esgourdes ce matin, décambutes vite et va t'occuper de ça on en reparlera plus
tard !!
Aristide est de mauvaise foi. C'est un fait notable. Il est
généreux mais de mauvaise foi. Il est soupe au lait aussi. Un jour, un apprenti,
plus espiègle que les autres, a osé subtiliser un des disques et le remplacer
par une de ces horribles musiques entre la musique classique et le cours
d'éveil à la musique pour des petits. Tout le quartier se souvient de la
colère d'Aristide : le ciel est
devenu noir, le visage du pâtissier congestionné, et le regard du jeune homme
…. vide. Il était pas content Aristide, mais pas content du tout, du tout, du
tout. Le jeune homme s'est vu refuser l'accès au fournil pendant 7 jours. 7
jours pendant lesquels il a dû aller à l'école de musique perfectionner son
oreille. Il n’en menait pas large le gamin. Mais après cette semaine à
entraîner son oreille, il demanda à Aristide de l'aider à connaître et
reconnaître, puis apprit à lire les partitions. Des nuits et des nuits sans
fermer l’œil. Et ce qui devait arriver arriva. Un matin, il se présente à
l'atelier engourdi de sommeil, et il s’endort
pour de bon la fournée de
croissants fini cramée, brûlée, noircie. Tout honteux il se présenta devant
Aristide qui savait mais ne disait rien, attendant que son apprenti vienne le
trouver. Ce jour là, Aristide offrit ce qu'il avait à offrir : un avenir.
Il permit au jeune homme d'étudier à loisir la musique s'il le faisait
sérieusement. Il payerait ses études, il lui permettrait de revenir à la
pâtisserie si...
Rien en échange, Aristide sait qu'on ne négocie pas avec le
destin. Le jeune homme s'en est allé, il est devenu un concertiste de talents.
Il envoie une carte à son patron de chaque ville où il joue et revient
régulièrement rue Broquet.
Il est 3H00 du matin, Aristide entre dans son univers et
monte au grenier. Il vit sur un mensonge et la nuit étoilée qu'il vient de
passer le pousse à se libérer. A se libérer et libérer de leurs serments les
ami-e-s du quartier. Il ne fera pas de cuissons cette nuit. Il va ouvrir les
portes du passé et se construire un avenir. Il monte au grenier. Il y fait
chaud. Il allume la lampe à pétrole que son père lui a donné. Il ouvre les
malles, sort les photos du temps passé. Il parcourt les journaux, les avis aux
peuple noircis par le temps. Il transporte les lourdes machines dans la salle
des pains perdus, punaise les affiches, les photos en noir et blanc, les
cartes, les tickets, la vieille radio et tous les morceaux de honte et de
bravoure.
Le lendemain matin, y du monde dans la rue Broquet, des
clameurs aussi. On dit que le fournil n'est que silence. Tou-te-s s'inquiètent
et se massent devant la porte fermée. On jacasse, on extrapole. La rumeur est parvenue
jusque chez Octave. Alors, avec Alia et les autres , ils se joignent au cortège
des habitué-e-s. Peur, étonnement, ça se mélange. Monsieur Aristide, grave et
silencieux, ouvre la porte et les invite à entrer.
Nul ne reconnaît la salle. Chacun-e s'assoit quasi
religieusement. La salle est à craquer. Le dernier entré ferme la porte et
Aristide prend la parole.
Et il raconte, l'arrivée rue Broquet avec sa famille, la
guerre et la résistance.
–
On m'appelait Dédé la boulange...avec mon copain
Pierrot les dents blanches, on a fait les 400 coups ici et là. De petits
escrocs, des larcins, pour survivre. J'ai jamais été pâtissier, mais après j'ai
appris. Avec Pierrot, on avait trouvé un
moyen de faire tourner la planche à billets. C'était avant la peste brune. On
s'était installé là, dans le fournil. On y planquait le matos. D'où mon surnom.
Pierrot , lui, parcourait la ville la nuit, les cafés et les salles de jeux. Et
puis, est arrivé l’horreur. Fallait se planquer, devenir prudents. On avait les
machines, alors, on a proposé aux gars et aux filles des sections de fabriquer
des faux papiers et des cartes de rationnement. Faux billets, faux papiers,
c'était pareil. Et on l'a fait, longtemps, on s'marrait bien. On ne connaissait
pas les noms des gars, on ne voulait pas. On ne savait pas si on s'rait assez
forts, alors on voulait rien savoir. Juste on faisait tourner les machines et
on livrait. On faisait du pain aussi, des croissants pour les minots de la
rue : Esther , Sarah et tous les autres. Leurs mères passaient le matin,
on glissait les cartes dans le pain noir. Leurs hommes passaient la nuit, on
leur donnait les papiers. On planquait les armes dans la farine. Et un jour,
ils ne sont plus venus. Ni les hommes, ni les femmes. On a attendu de revoir
Esther et Sarah, mais elles ne sont jamais réapparues. Pierrot est parti, moi
j'ai fait illusion. Ils m'ont arrêté et relâché. Je suis mort dans leurs
cellules. Après je suis revenu, j'ai pris le nom d'Aristide, en mémoire du
policier qui m'a aidé à m'évader.
Je n'en peux plus de garder cela pour moi. Après la nuit
blanche que nous avons passé, je devais vous dire tout cela.
Aristide, regarde ses pieds, il est désemparé. Il voit une
marée d'yeux écarquillés. Lequel de ses amis va le délivrer, l'absoudre ?
Octave se lève, lentement, et va le serrer dans ses bras sans
un mot, le regarde et lui sourit. Et tou-te-s font de même. Et chacun étreint
son voisin. La vie reprend ses droits. Les sourires sont larges, la vérité a
éclaté, et l'amitié n'a pas bougé. Une immense vague de bonheur envahit la
salle des pains perdus.
Mr Aristide écrase une larme, rentre dans son fournil et un
peu plus tard, on entend un air d’opéra italien.
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