lundi 23 juillet 2012

Dédé la boulange - La rue Broquet 2


Aristide serre Octave dans ses bras, essuie avec douceur les traces de meringue restées sur la joue d'Alia et leur souhaite une belle nuit. Il est 3H00 du matin, un 23 décembre et Aristide doit aller travailler. Il regarde une dernière fois cette belle assemblée       . Il leur sourit avec bienveillance. Ils ont tous des étoiles dans les yeux ce soir. Octave, sans un mot, raccompagne son ami à la grille. Aristide a l'air ailleurs, loin. Cela lui arrive parfois. Octave est un garçon discret. Il ne questionne pas, il écoute. Il voit bien qu'Aristide est préoccupé mais il ne demande rien.
Il tourne la clef dans la serrure, ouvre la porte dans un grincement.
Les deux amis se regardent. Aristide hésite :
–                    Ta serrure, l'ami, on la crochète en deux secondes, faudrait voir à la changer surtout si la dame reste.
–                    Tu t'y connais bien en serrures pour un pâtissier, Aristide.... répond l'autre amusé
Aristide soupire, regarde ses bouts de chaussures ;
–                    Salut l'ami, à bientôt.
La porte de referme derrière lui.
Il marche, d'un pas traînant, le cœur lourd tant il aimerait parfois se confier au jeune Octave. Il regagne son fournil.
Les habitants de la rue Broquet ont toujours connu le fournil. Mais peu savent les secrets qu'il abrite. Les témoins du passé ont déménagé, sont morts, et dans le quartier, nul de trahira Monsieur Aristide.
Pas par peur, non, mais par respect.
Aristide soulève la grille qui protège l'entrée de son univers. Il n'a pas de boutique.
Au rez de chaussée, on entre dans une salle circulaire dans laquelle sont installées des chaises toutes différentes. On l'appelle la « salle des pains perdus »
 C'est là qu'on attend les livraisons. C'est comme une religion d'aller chez Monsieur Aristide, les meilleures fougasses de toute la ville, ça se mérite !! La pièce est éclairée par des puits de lumières creusée dans le toit. Aux murs, des niches qui abritent des tasses, du thé, des journaux, des livres. Chacun se sert. On vient là pour se désaltérer, se réchauffer, se nourrir le corps, l'esprit et le cœur.
Passée cette pièce un escalier mène aux appartements d'Aristide en haut et au fournil en bas. Tout en pierre. Le domaine privé est constitué de 4 pièces à l'étage (une chambre, un bureau, une cuisine, une pièce à vivre), au dernier étage un grenier où Aristide a surélevé ses souvenirs. Il les garde tout en haut, pour qu'ils ne retombent pas dans l'oubli.
Quand Aristide se lève, au milieu de la nuit, il hésite toujours entre monter  soulever le passé et descendre nourrir le présent.
Dans son fournil, il a installé des haut s - parleurs de bonne qualité qui diffusent de l'opéra italien à longueur de temps. Les habitué-e-s connaissent l'humeur du chef de ces lieux en fonction de ce qui passe dans leurs oreilles : La Callas, le patron est mélancolique, Pavarotti le patron est gai....
Il y eu de mémorables prises de bec dans l'antre d'Aristide concernant les meilleurs prestations. Dans ces cas-là, les dates fusent :
–                    58 dit l’un,
–                     n'importe quoi,  62, rétorque l'autre,
–                     et vas donc, si t'as pas nettoyé les esgourdes ce matin, décambutes vite et va t'occuper de ça on en reparlera plus tard  !!
Aristide est de mauvaise foi. C'est un fait notable. Il est généreux mais de mauvaise foi. Il est soupe au lait aussi. Un jour, un apprenti, plus espiègle que les autres, a osé subtiliser un des disques et le remplacer par une de ces horribles musiques entre la musique classique et le cours d'éveil à la musique pour des petits. Tout le quartier se souvient de la colère   d'Aristide : le ciel est devenu noir, le visage du pâtissier congestionné, et le regard du jeune homme …. vide. Il était pas content Aristide, mais pas content du tout, du tout, du tout. Le jeune homme s'est vu refuser l'accès au fournil pendant 7 jours. 7 jours pendant lesquels il a dû aller à l'école de musique perfectionner son oreille. Il n’en menait pas large le gamin. Mais après cette semaine à entraîner son oreille, il demanda à Aristide de l'aider à connaître et reconnaître, puis apprit à lire les partitions. Des nuits et des nuits sans fermer l’œil. Et ce qui devait arriver arriva. Un matin, il se présente à l'atelier engourdi de sommeil, et il s’endort  pour de bon  la fournée de croissants fini cramée, brûlée, noircie. Tout honteux il se présenta devant Aristide qui savait mais ne disait rien, attendant que son apprenti vienne le trouver. Ce jour là, Aristide offrit ce qu'il avait à offrir : un avenir. Il permit au jeune homme d'étudier à loisir la musique s'il le faisait sérieusement. Il payerait ses études, il lui permettrait de revenir à la pâtisserie si...
Rien en échange, Aristide sait qu'on ne négocie pas avec le destin. Le jeune homme s'en est allé, il est devenu un concertiste de talents. Il envoie une carte à son patron de chaque ville où il joue et revient régulièrement rue Broquet.

Il est 3H00 du matin, Aristide entre dans son univers et monte au grenier. Il vit sur un mensonge et la nuit étoilée qu'il vient de passer le pousse à se libérer. A se libérer et libérer de leurs serments les ami-e-s du quartier. Il ne fera pas de cuissons cette nuit. Il va ouvrir les portes du passé et se construire un avenir. Il monte au grenier. Il y fait chaud. Il allume la lampe à pétrole que son père lui a donné. Il ouvre les malles, sort les photos du temps passé. Il parcourt les journaux, les avis aux peuple noircis par le temps. Il transporte les lourdes machines dans la salle des pains perdus, punaise les affiches, les photos en noir et blanc, les cartes, les tickets, la vieille radio et tous les morceaux de honte et de bravoure.

Le lendemain matin, y du monde dans la rue Broquet, des clameurs aussi. On dit que le fournil n'est que silence. Tou-te-s s'inquiètent et se massent devant la porte fermée. On jacasse, on extrapole. La rumeur est parvenue jusque chez Octave. Alors, avec Alia et les autres , ils se joignent au cortège des habitué-e-s. Peur, étonnement, ça se mélange. Monsieur Aristide, grave et silencieux, ouvre la porte et les invite à entrer.
Nul ne reconnaît la salle. Chacun-e s'assoit quasi religieusement. La salle est à craquer. Le dernier entré ferme la porte et Aristide prend la parole.
Et il raconte, l'arrivée rue Broquet avec sa famille, la guerre et la résistance.
–                    On m'appelait Dédé la boulange...avec mon copain Pierrot les dents blanches, on a fait les 400 coups ici et là. De petits escrocs, des larcins, pour survivre. J'ai jamais été pâtissier, mais après j'ai appris.  Avec Pierrot, on avait trouvé un moyen de faire tourner la planche à billets. C'était avant la peste brune. On s'était installé là, dans le fournil. On y planquait le matos. D'où mon surnom. Pierrot , lui, parcourait la ville la nuit, les cafés et les salles de jeux. Et puis, est arrivé l’horreur. Fallait se planquer, devenir prudents. On avait les machines, alors, on a proposé aux gars et aux filles des sections de fabriquer des faux papiers et des cartes de rationnement. Faux billets, faux papiers, c'était pareil. Et on l'a fait, longtemps, on s'marrait bien. On ne connaissait pas les noms des gars, on ne voulait pas. On ne savait pas si on s'rait assez forts, alors on voulait rien savoir. Juste on faisait tourner les machines et on livrait. On faisait du pain aussi, des croissants pour les minots de la rue : Esther , Sarah et tous les autres. Leurs mères passaient le matin, on glissait les cartes dans le pain noir. Leurs hommes passaient la nuit, on leur donnait les papiers. On planquait les armes dans la farine. Et un jour, ils ne sont plus venus. Ni les hommes, ni les femmes. On a attendu de revoir Esther et Sarah, mais elles ne sont jamais réapparues. Pierrot est parti, moi j'ai fait illusion. Ils m'ont arrêté et relâché. Je suis mort dans leurs cellules. Après je suis revenu, j'ai pris le nom d'Aristide, en mémoire du policier qui m'a aidé à m'évader.
Je n'en peux plus de garder cela pour moi. Après la nuit blanche que nous avons passé, je devais vous dire tout cela.

Aristide, regarde ses pieds, il est désemparé. Il voit une marée d'yeux écarquillés. Lequel de ses amis va le délivrer, l'absoudre ?
Octave se lève, lentement, et va le serrer dans ses bras sans un mot, le regarde et lui sourit. Et tou-te-s font de même. Et chacun étreint son voisin. La vie reprend ses droits. Les sourires sont larges, la vérité a éclaté, et l'amitié n'a pas bougé. Une immense vague de bonheur envahit la salle des pains perdus.
Mr Aristide écrase une larme, rentre dans son fournil et un peu plus tard, on entend un air d’opéra italien.











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